Initié par Rob Playford en 1990, le label Moving Shadow est légendaire à plus d'un titre : d'abord parce qu'il a accompagné avec d'autres (Reinforced, Suburban Base, Formation) la massification de la culture rave anglaise, ensuite parce qu'il a tout simplement poussé l'avant-gardisme musical jusqu'à un tel degré qu'il n'est pas usurpé de le qualifier de pionnier du courant jungle. L'Ombre Mouvante a ainsi posé les bases de la drum'n'bass et, au-delà, de tous les courants britanniques qui s'en sont inspiré jusqu'à aujourd'hui, à tel point que l'on doute fortement qu'un seul producteur dubstep contemporain en rejette l'héritage. Bien qu'en activité jusqu'en 2007, le label a donné le meilleur de lui-même durant la période 1992-1994, celle que l'on te propose de revisiter à travers 20 titres emblématiques, lorsque, subissant le backlash anti-rave hardcore, il a dû se réfugier dans la quasi-clandestinité. Loin des regards, méprisée par l'intelligentsia techno, une véritable armée des ombres au service du breakbeat a développé une mentalité d'assiégé qui lui a permis de résister à tous les courants 4/4 en vogue de l'époque. Dans l'obscurité, le label a pu mener en toute quiétude des expérimentations sonores hallucinantes, encore exploitées aujourd'hui, avant l'explosion jungle de 1994 qui fait enfin entrer Moving Shadow dans la lumière. Retour donc sur ce label mythique en quelques titres phares qui , on l'espère , sonnent comme une invitation à redécouvrir l'entièreté d'un back catalogue de prestige.
1) Blame - Music Takes You (2 Bad Mice Remix) (1992)
L'archétype de l'anthem rave breakbeat hardcore tel qu'on le produisait à la chaîne en 1992 pour affoler des milliers de kids en gants blancs déchaînés jusqu'à l'aube. Le kit complet est présent , exceptée la corne de brume (fallait venir équipé) : samples hip hop, scratchs, vocaux féminins sous hélium, stabs en cascade, autant de rushs qui accompagnent les breakbeats frénétiques. L'épilepsie comme idée du bonheur.
2) 2 Bad Mice - Bombscare (1992)
Les 2 souris sont en fait 3 : Rob Playford, Simon Colebrooke et Sean O'Keefe constituent l'épine dorsale du label en produisant la majorité des premiers titres du label ensemble ou en ordre dispersé. Unissant leur force , ils conçoivent ici l'une des bombes les plus influentes de la dance music anglaise dont l'explosion initiale provoque des déflagrations en chaîne pendant quatre minutes. Les dommages collatéraux sont colossaux tant Bombscare a été remixé , samplé, bootleggé ou revendiqué par des producteurs de tous horizons jusqu'à aujourd'hui.
3) Kaotic Chemistry - Spacecakes (1992)
4) 2 Bad Mice - Underworld (1993)
5) Cloud 9 - You Got Me Burnin' ( Ray Keith & Nookie Remix) (1993)
La sirène de pompier arrive trop tard pour éteindre l'incendie intérieur qui menace les corps en ébullition des ravers jusque-boutistes au bord de la déshydratation. Les vocaux enfiévrés , entre euphorie et malaise imminent, ne s'adressent à personne d'autre qu'à miss ecstasy, la fille la plus populaire de l'époque.
6) Foul Play - Finest Illusion(Illegal Mix) (1993)
7) Hyper On Experience - Lord Of The Null Lines (1993)
There's a void where there should be ecstasy. La lamentation du sample vocal féminin dresse l'amer constat : la Fucking Voodoo Magic a bel et bien disparu sous les prises répétées d'E qui ont épuisé les corps et vidé le stock de sérotonine. L'utopie rave de la génération '92 s'achève , ne subsistent alors plus que la paranoïa de systèmes nerveux altérés et la rage de danseurs zombifiés qui s'aliènent à un champ de ruines dans l'espoir vain d' y retrouver l'innocence des débuts.
8) Mixrace - Mixrace Outta Hand (1993)
A la suite d'Hyper On Experience , Mixrace entend accompagner la descente aux enfers de tous les ravers en perdition à travers son cauchemardesque Outta Hand qui choisit l'option maximaliste du début à la fin : des bpm qui dépassent les 150, des vocaux pitchés à +9 , des samples lugubres annonçant la fin du monde. Un document sonore quasi ethnologique sur l'état mental de toute une génération d'Anglais. Everything is getting dark.
9) Foul Play - Open Your Mind / Open Your Mind (Foul Play Remix) (1993)
Ecouté des milliers de fois dans toutes ses versions disponibles , le chef d'oeuvre Open Your Mind n'a toujours pas délivré tous ses secrets. Dans sa version originale , le morceau semble vouloir d'abord nous faire perdre tous nos repères spatio-temporels en associant tir de barrage polyrythmique , basses étirées comme un chewing-gum en bout de course et samples importés de Mars. Mais le tout n'est destiné qu'à nous ouvrir l'esprit à ce qui surgit sans prévenir au bout de 2 minutes 25: un hook vocal féminin empli d'empathie extasiée suggère le retour à la lumière pour la scène breakbeat hardcore , la sortie par le haut des ténèbres. Bienvenue à la jungle, dans sa forme ambiant. Mais là où beaucoup auraient capitalisé sur ces vocaux addictifs en les surexploitant, Open Your Mind joue la carte de la frustration: lors de leur retour ceux-ci se fragmentent en effet comme autant de bris de verre se dispersant dans l'espace au grand dam de l'auditeur qui voudrait bien les retenir. Une seule solution, la touche repeat. Le propre remix de Foul Play est encore plus dingue en inversant la logique de l'original pour un résultat tout en lascivité lunaire.
10) Omni Trio - Mystic Stepper (Feel Better) (1993)
11) Omni Trio - Renegade Snares (Foul Play Remix) (1993)
12) Deep Blue - Helicopter Tune (1993)
De la samba cubiste à base de pales d'hélicoptère qui nous propulse très haut dans le ciel . Un archi-classique qui sonne étrangement aujourd'hui comme la matrice cachée du courant UK funky.
13) Blame & Justice - Essence (The Jazz Testament) (1994)
14) Omni Trio - Thru The Vibe (2 On 1 Mix) (1994)
Le Bongo Mix n'étant pas dispo sur Youtube, on s'est rabattu sur la version 2 On 1, du nom d'une superbe série limitée de maxis expérimentaux éditée par le label en 1994. Mais quel que soit le mix, Rob Haigh organise magistralement une collision hyperkinétique entre Erik Satie et James Brown soit le chaos et l'ordre, la délicatesse et la fureur, l'abstraction et la sueur, le shampoing et l'après-shampoing. Du vrai 2 en 1.
15) Renegade - Terrorist (1994)
S'inscrivant dans la tradition de terrorisme musical prôné par Moving Shadow depuis le Bombscare de 2 Bad Mice, le renégat Ray Keith entend bien nous faire péter les tympans à coups d'infrabasses estampillées Action Directe. Basse fréquence, haute ambition , mission accomplie, hein qu'est-ce que tu dis?
16) EZ Rollers -Believe /Rolled Into 1 (1994)
EZ Rollers réunit en fait deux pionniers du label qui ont déjà publié nombre de maxis sous divers pseudos (JMJ & Richie ou Hyper On Experience). Toutefois leur association marque une étape essentielle dans l'évolution de la jungle. Par leurs beats policés et leur musicalité les morceaux Rolled Into 1 et Believe suscitent l'attention d'un public extérieur au mouvement jungle, notamment l'intelligentsia techno et IDM, qui reconnaît enfin les qualités intrinsèques d'une drum'n'bass désormais exempte de vélocité. Cette légitimation par l'aristocratie du bon goût marque évidemment pour partie le début de la fin en terme de créativité mais permettra à EZ Rollers de savourer par la suite un succès populaire non négligeable même si le groupe n'a jamais fait mieux que ce premier essai.
17) Foul Play - Being With You (1994)
18) Dead Dred - Dred Bass (1994)
19) Higher Sense - Cold Fresh Air Remix (1994)
Initialement sorti sur le label Liftin' Spirit, Cold Fresh Air refait surface sur Moving Shadow en mode remix. Le track porte en lui tous les stigmates de l'ambiant/intelligent jungle en confrontant sérénité océanique et beats déchaînés.
20) Essence Of Aura - Everybody (1994)
A l'instar de dizaines d'autres morceaux sortis par le label , Everybody documente la gentrification de la jungle à l'oeuvre fin 1994 et surtout en 1995-1996. Désormais le genre a pignon sur rue , tous les hipsters ne jurent plus que par la drum'n'bass dans sa forme la plus acceptable c'est-à-dire jazzy, mélodique, abstraite et bientôt inoffensive. Moving Shadow en profite pour se doter d'un nouveau slogan et sous-label, Audio Couture , qui prophétise le devenir insipide du courant. Parallèlement à cette option Rob Playford mise sur la relève techstep vers 1996 qui, en réaction à cette récupération de la jungle, entend durcir le son pour opérer un retour à l'underground . Le label commence donc par recruter le teuton Dom & Roland avant d'embaucher une myriade de nouvelles recrues constituant autant de partisans de la technoïsation de la drum'n'bass. En surface tout semble réussir à Moving Shadow pendant la période 1995-2000 (compilations à succès, production de l'album de Goldie, association avec l'éditeur de jeux video Rockstar Games, nouvelle série de maxis MSX) mais dans le fond l'avant-garde n'est plus au rendez-vous, dépassée par des labels plus novateurs et concurrencée par des courants plus populaires (le UK garage par exemple). Encore quelques années dans la lumière puis la nuit tombe définitivement en 2007 sur l'armée des ombres. On ne dansera plus jamais pareil jusqu'à l'aube, quand le reflet des corps (é)mouvants laisse la place à un jour que l'on espère toujours meilleur.
Omni Trio - Renegade Snares (Foul Play remix)
3 comments:
Enorme boulot, comme toujours. Chapeau l'artiste !
Jolie retrospective.L'essentiel y est....
Toujours interessant de comprendre l'historique d'un mouvement artistique. Et de découvrir du bon son !!
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